Andilly un village pour être heureux

Andilly en genevois, paysage ouvert à proximité du col du Mont Sion, exceptionnellement préservé de l’étalement urbain genevois.
Andilly en genevois, paysage ouvert à proximité du col du Mont Sion, exceptionnellement préservé de l’étalement urbain genevois.

Nommée en 2015 dans les deux Savoie, il me fut confié les territoires limitrophes des prestigieuses entités paysagères bien connues du Nord des Alpes.
C’est ainsi que je découvris le genevois français, territoire enraciné, à la personnalité marquée, pris dans un stupéfiant mouvement de transformation si rapide qu’il en perdait, sous mes yeux, sa forme propre.

Pour voir l’intégralité de l’intervention d’Anne-France Borel au colloque Alliances, cliquer ici

Le genevois français, territoire meurtri

Sous l’effet de la métropolisation de Genève, ce secteur de moyenne montagne, doucement collinaire et largement ouvert, composé de prairies grasses et bocagées, ponctué de maisons fortes, de bourgs paysans compacts et de cités fortifiées, mute en monotones cités dortoirs et en barres d’immeubles criardes, banales et atopiques. La longue histoire de ce pays au maillage enchevêtré des terres genevoises, savoyardes et récemment françaises faite, depuis le quatorzième siècle, d’accords de libre circulation des personnes et des biens, plie aujourd’hui sous le rouleau compresseur d’une modernité qui impose ses standards, ses formes urbaines concentrationnaires, son opulence, son diktat du mouvement, du rendement et de la performance.
L’attractivité des salaires suisses provoque une incessante ruée vers l’or1 qui a pris la forme de nappes pavillonnaires continues le long de la frontière suisse, misérables ou luxueuses, toujours normatives et conquérantes, ou de villes nouvelles, formant dans un territoire hier rural , « une externalité négative de la centralité urbaine et de son imaginaire, une anémie sociale. » (Guillaume Faburel).

Point de salut pour les villages du genevois français, pour les fermes longues sous l’abri généreux du fenil, au mieux éventrées par les pompeuses terrasses des nouveaux appartements, plus généralement détruites en série dans une même opération immobilière, pour produire des logements collectifs standardisés cernés de parkings, sur le foncier libéré.
Le très faible nombre des protections patrimoniales en Haute–Savoie (cent quatre vingt deux monuments historiques, quatre sites patrimoniaux remarquables) combiné à une forte pression foncière2 et à une stricte application de la loi Alur (la rareté des terres ouvertes à l’urbanisation concentre les convoitises sur le bâti existant qui est détruit pour en libérer le foncier d’assise) accélèrent radicalement le phénomène de périurbanisation et de disparition des paysages historiques et des valeurs partagées qui les accompagnent.
Je fus bien souvent impuissante (faute d’outils règlementaires) face aux appels pressants des associations patrimoniales cherchant à contrer les projets de démolition, ici pour un rond-point en lieu et place de l’école Jules Ferry formant centralité face à l’église et au bâtiment massif de la cure, là pour détruire un vaste décor peint du XVe siècle illustrant une scène chevaleresque de tournoi pour encastrer des meubles de cuisine Ikea dans le mur d’un château loti en un maximum d’appartements, là encore, la démolition d’un très grand corps de ferme genevoise, en parfait état de conservation, par le fils héritier d’une longue lignée d’agriculteurs, pour construire son rêve de pavillon sur la parcelle bâtie.

Du bon usage et de l’utilité de l’ABF

Entre Annecy et Genève, Andilly, le village préservé

le petit clocher monument historique et la servitude des abords protectrice, principal levier de la politique patrimoniale de la commune. © Michel Cusin.
Quelle fut ma joie, dans ce contexte, lorsque le maire de la commune d’Andilly fit appel à mes services pour soutenir sa politique patrimoniale. S’appuyant sur la présence d’un monument historique dans le hameau de Charly (le clocher bulbe de la chapelle) et sur la servitude des abords qui couvre l’ensemble du hameau, Vincent Humbert met en œuvre, depuis des années, une politique de strict respect du paysage bâti avec l’aide des services de l’État.
À gauche, le hameau de Charly, mappe sarde 1735 ; à droite, le cadastre actuel, habitat dense du village agricole et permanences viaire et bâtie
Ce travail collaboratif, mené dans la confiance, au cas par cas et sur mesure (à l’aide notamment de fiches conseils personnalisées pour les avant projets), permit de faire front, en équipe, face aux déferlantes ambitions immobilières des uns et des autres. La règle que je m’étais donnée était de me rendre disponible aux sollicitations du triduum municipal (maire, adjoint à l’urbanisme et technicienne à l’urbanisme), le mieux placé pour juger des situations et anticiper les problématiques, notamment celle des futurs acquéreurs.

La culture populaire participative au cœur du projet

À l’origine, en 1982, quelques habitants d’Andilly, dont le futur maire d’Andilly, Vincent Humbert, ont rassemblé leurs forces, animés par le puissant désir d’habiter « un village pour être heureux » (Vincent Humbert), d’unir les trois hameaux qui composent la commune, jusque-là rivaux, et de créer les conditions d’habiter, de coopérer et d’autogérer la commune. Autant d’ambitions visionnaires contraires à la métropolisation dominante dans ce secteur frontalier, provoquant difficultés de cohabitation, isolement, nomadisme et artificialisation.
Pour favoriser la synergie entre les habitants, créer des emplois localement et les conditions d’habiter dignement avec un salaire français, la petite équipe créa l’association Andilly-Loisirs pour organiser les Grandes fêtes médiévales d’Andilly, fondées sur le bénévolat et la participation citoyenne. En 2016, les Médiévales accueillent 60 000 visiteurs (en deux week-ends), grâce à l’implication de 1 400 bénévoles et à la création d’une dizaine d’emplois. D’autres actions de grande envergure (pour ce village de 874 habitants) prennent corps, fondées sur un imaginaire collectif fédérant les générations et les cultures, faisant appel au merveilleux et au monde de l’enfance, créant emplois et forme de vie villageoise : solidarité, coopération, frugalité, au quotidien, dans la construction d’une œuvre collective. Le Hameau du Père Noël, le Parc des épouvantails et le Tout petit pays (dans les jardins et la forêt) accueillent 30 000 visiteurs tout au long de l’année.

Le patrimoine pour vivre ensemble

Porté par ce collectif d’habitants bénévoles au service de l’organisation des grandes fêtes médiévales, et par une formidable énergie toute savoyarde, Vincent Humbert, maire depuis 2008, mène conjointement deux types d’actions prioritaires, concernant les espaces publics et la conservation du bâti vernaculaire pour « transformer l’insuffisance de chaque être en relation » selon la belle formule de Philippe Madec.

© Stéphanie Cayrac.
À l’aide du CAUE, et de l’architecte des bâtiments de France , les espaces publics sont aménagés et conquis sur la voiture : déclassement de la route départementale en route communale à sens unique, parkings paysagés périphériques, mise en herbe des pieds de façade et des limites de voirie, fontaines remises en eau, restauration et ouverture de la chapelle confiée aux soins des habitants… La loi Alur est mise à profit pour réduire de 70 % la surface des terres urbanisables dans le but de préserver le cadre de vie et les franges urbaines historiques, en contact direct avec les prairies de ce secteur de moyenne montagne au sommet des collines bocagères du Mont Sion. Grâce à une vigilance de chaque instant, l’espace public a conservé ses interfaces vivantes et parlantes, ses sols fleuris et empierrés, ses façades abritées, sur le long pan de la rue, par de vastes et aériennes dépassées de toiture. Les façades racontent l’histoire des fermes, leurs vies, parlent des hommes qui les ont bâties, réparées, agrandies, avec la sagesse qui fait économiser la fatigue et respecter le corps en appareillant les matériaux extraits sur place, le grès gris et le calcaire blanc de Cruseilles, pierres d’angle à peine équarries, façades avec leur peau vibrant des taches frisées du lichen, des grains brillants du sable gros, patine du temps qui apaise les cicatrices, enveloppe généreuse des grands volumes des granges comme un formidable potentiel de vie future.
Une politique municipale d’acquisition immobilière pour préserver le patrimoine communal et discernant le potentiel d’avenir des vastes volumes agricoles ici, future auberge. © Michel Cusin.
Pour inscrire nouveaux et anciens habitants dans le temps long de l’histoire d’Andilly, incarné dans sa forme urbaine et son architecture vernaculaire, modestes mais uniques, comme en tout lieu respecté, le maire, se concentrant sur le hameau de Charly le plus peuplé depuis l’époque médiévale, mène une politique affirmée de préservation du patrimoine, contre vents et marées et surtout à contre-courant. Pour ce faire, il conduit des opérations d’acquisitions foncières en achetant les anciennes fermes les plus menacées pour, à titre d’exemple, les restaurer et pour offrir des services (micro-crèche, bibliothèque d’une société savante ouverte au public, auberge et chambres d’hôte, gîte autogéré pour pèlerins de Saint-Jacques, ateliers d’artisans d’art, logements à loyer maitrisé pour les salariés locaux). La vie de village est restaurée, offrant aux rurbains les services, le calme, le temps retrouvé, nécessaires au vivre ensemble tant redouté et si nécessaire, déclinaison du concept de « ville en pantoufles » cher à Philippe Madec.
L’existant comme ressource: une démarche municipale de développement durable, avec, à gauche, une micro-crèche communale en travaux ; à droite, une hôtellerie autogérée pour les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle. © Stéphanie Cayrac.

Dynamisme et modestie

La présence permanente du maire et de son équipe, son action concrète sur le terrain (fabrication des portes en bois des coffrets électriques, suivis de chantier, communication sur les bonnes pratiques de restauration…), affermis et soutenus par le pouvoir régalien et l’expertise de l’ABF (service public réellement de proximité), ont permis le miracle d’Andilly, territoire rural qui résiste à la force destructrice de l’étalement urbain de la métropole.
Plus que de conserver les toits et les prairies de son village, le maire a su s’allier les forces vives pour en préserver l’âme, faite de contacts parfois rudes, entre les habitants de tous les temps, mobilisés pour une œuvre commune, bâtie de haute lutte par un municipalisme revendiqué, pour un avenir désirable.

Riche de cette expérience et de celle des dynamisme extrêmes de la Haute-Savoie, j’ai compris que tout était possible en tous lieux. Témoin privilégiée et active, à Andilly, du mouvement de « désurbanisation de la terre », animé par le bon sens, l’audace et les convictions fortes du maire, par l’implication, l’alliance des élus et de l’ABF, j’ai vu l’espoir renaître, à l’échelle d’un village.

Andilly-en-Genevois, « un village pour être heureux » (V.Humbert maire d’Andilly). © Stéphanie Cayrac.

Notes bibliographiques

Sites internets:

  • Observatoire statistique transfrontalier: https://strategio-francosuisse.net/
  • Insee Première: Insee − Institut national de la statistique et des études économiques | Insee

BOUVERAT Denis, Andilly, pages d’histoire, Saint-Just-la-Pendue, éditions La Salévienne, 2013
DESGRANCHAMPS Guy, Architecture et modestie, Actes de la rencontre tenue au couvent de la Tourette (les 8 et 9 juin 1996).
FABUREL Guillaume, Les métropoles barbares:démondialiser la ville, désurbaniser la terre, édition le Passager clandestin , 2019.
FOLLEA Bertrand, L’archipel des métamorphoses: la transition par le paysage, éditions Parenthèse, 2019.
MADEC Philippe, L’en vie, éditions de l’Epure, 1995.

  1. Entre 2000 et 2018, la population a augmenté de 30 % en Haute –Savoie (+ 180 000 habitants), alors qu’elle augmentait de 11 % sur l’ensemble du territoire national et de 15 % en Auvergne Rhône Alpes. Avec 1,8 % de croissance annuelle de population, le genevois français est la zone d’emploi qui a connu la plus haute croissance démographique en France au cours de ces 25 dernières années. (source : INSEE)
  2. Le prix de l’immobilier a triplé en dix ans, le prix moyen au m2 est de 3 500 euros pour un appartement neuf, celui du terrain à bâtir est proche de 2000 euros au m2 dans le genevois français, ce qui place ce secteur de l’immobilier parmi les plus chers de France.(source : INSEE)
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